Géopolitique de l’intelligence artificielle : l’heure de vérité pour l’Europe

Le président américain Donald Trump a présenté ce 23 juillet son très attendu « Plan d’action pour l’IA ». Derrière les annonces techniques, simplification des procédures de construction de data centers, soutien à l’exportation de la pile technologique américaine, et exigences de « neutralité politique » des modèles, se dessine une stratégie de puissance claire : faire des États-Unis le centre de gravité mondial de l’intelligence artificielle, au détriment notamment de la Chine, et dans une moindre mesure de l’Europe.

L’un des aspects les plus marquants de ce plan est son ambition assumée de reconquête technologique. Après des années de restrictions sur l’exportation des puces avancées destinées à freiner la montée en puissance de Pékin, Washington change de posture : il ne s’agit plus de contenir, mais de dominer. Pour cela, Trump veut imposer la technologie américaine comme standard mondial, du modèle d’IA au semi-conducteur, en passant par les outils de conception. Une vision mercantile et stratégique, assumée comme telle par des figures comme Jensen Huang, Nvidia, ou David Sacks, le nouvel idéologue technologique de l’administration.

 

En miroir, ce plan porte une offensive idéologique forte : « dépolitiser » les modèles d’IA. Entendez : les aligner sur les normes culturelles conservatrices de la nouvelle majorité américaine. Derrière la promesse de neutralité, c’est en réalité une entreprise de normalisation qui vise à délégitimer les approches jugées « woke », souvent associées à une sensibilité sociale, inclusive ou écologiste, c’est-à-dire, pour beaucoup d’Européens, le simple respect des droits fondamentaux.

Ce glissement n’est pas anodin. Car il pose une question frontale à l’Union européenne : quelle boussole voulons-nous suivre dans l’ère de l’intelligence artificielle ? Celle d’un marché dérégulé, géopolitiquement instrumental, où la liberté d’expression devient prétexte à la désinformation et à l’effacement des minorités ? Ou celle d’un modèle éthique, transparent, centré sur les droits et sur l’intérêt général ?

 

Dans ce contexte, face à cette offensive américaine, l’Europe doit sortir de sa posture défensive et assumer un cap clair. La question n’est pas de choisir entre réguler ou développer de nouvelles capacités, il s’agit de défendre nos standards européens, de garantir la pérennité de nos régulations, et de préserver notre indépendance en bâtissant les infrastructures qui la rendent possible. Ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons protéger notre modèle et nos valeurs.

Voici les fondements d’une stratégie alternative, à la fois progressiste, efficace et souveraine :

  1. Faire de l’éthique une force de compétitivité
    L’IA européenne ne doit pas renoncer à ses principes, mais les transformer en atout. Transparence, responsabilité algorithmique, lutte contre les biais et la désinformation, autant d’exigences qui peuvent devenir des labels de qualité, recherchés par les entreprises et les citoyens dans un monde saturé d’outils opaques.
  2. Investir massivement dans l’infrastructure
    L’Union doit se doter de sa propre capacité d’hébergement et de calcul, à travers un plan industriel européen pour les data centers verts, les semi-conducteurs et l’open source. L’enjeu : garantir notre autonomie technologique, tout en répondant aux défis énergétiques et climatiques.
  3. Stimuler l’innovation ouverte
    Plutôt que d’imiter le modèle de la Silicon Valley, l’UE peut miser sur des consortiums publics, privés, ouverts, soutenant l’expérimentation locale, dans les hôpitaux, les universités, les services publics, et les modèles de gouvernance participatifs. L’open source y joue un rôle central pour mutualiser les savoirs et échapper à la captation privée des communs numériques.
  4. Protéger notre régulation contre les pressions extraterritoriales
    L’AI Act, le DSA et le DMA doivent rester des piliers non négociables de notre modèle. Face aux critiques américaines qui dénoncent une prétendue censure ou une entrave à la liberté d’entreprendre, l’Europe doit rappeler que la souveraineté numérique passe aussi par la capacité à faire respecter nos lois sur notre territoire, y compris aux géants étrangers.
  5. Créer une diplomatie européenne de l’IA
    Dans un monde où les normes technologiques deviennent des outils d’influence, l’UE doit défendre activement son approche sur la scène internationale. Cela passe par des partenariats avec l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie du Sud-Est pour co-construire une IA adaptée aux besoins des sociétés civiles, et non aux logiques de surveillance ou de profit.

 

Conclusion

Le plan Trump marque une nouvelle étape dans la militarisation géopolitique de l’intelligence artificielle. Face à cela, l’Europe ne peut se contenter d’être un régulateur à la traîne ou un terrain d’affrontement entre puissances étrangères. Elle peut, et doit selon moi, devenir une puissance d’équilibre, capable d’innover, de protéger, et d’inspirer. Mais cela suppose une chose : défendre nos règles et nos valeurs ne suffit pas, il faut aussi les rendre possibles. Et cela implique de développer les capacités industrielles et technologiques nécessaires à notre indépendance. La régulation seule ne protège rien si elle n’est pas adossée à la puissance.